vendredi 25 septembre 2009

Jane Eyre de Charlotte Brontë - critique -

Jane Eyre, une orpheline de dix ans, est recueillie par sa méchante tante dans le luxueux domaine de Gateshead. Mal-aimée, elle vit une enfance douloureuse faite de maltraitance, pour ensuite être envoyée dans un pensionnat de jeunes filles, le pensionnat de Lowood. Mais la vie y est aussi rude... Dix ans plus tard, Jane grandit. Ayant suivi un enseignement cultivé, elle est appelée comme gouvernante pour instruire Adèle, fille d'un riche propriétaire du comté, Mr Rochester. Jane s'engage alors vers une nouvelle vie, qui scellera à tout jamais son destin...
Il ne pouvait pas être concevable d'avoir lu le chef d'oeuvre Wuthering heights de Emily Brontë et ne pas lire ensuite Jane Eyre de sa soeur aînée. Car à l'image de sa cadette, Charlotte possède aussi un talent indéniable pour ce qui est de raconter une histoire et de décrire des sentiments. Le raffinement de sa plume, les épithètes élégantes, la musicalité des phrases, la cohérence du récit, la passion qui animent les personnages, la poésie qui transpire chaque ligne font de Jane Eyre un chef d'oeuvre absolu, doublé d'une histoire d'amour éblouissante. Mais commençons par le commencement. Ce qu'il convient de remarquer avant de s'atteler à une très brève analyse du récit, c'est que le roman est raconté du point de vue interne, à la première personne par Jane Eyre elle-même. Bien que l'histoire soit totalement fictive, on sent à travers cette femme l'ombre de Charlotte Brontë planer. Les similitudes entre la physionomie du personnage et le nom de certains lieux sont la preuve indiscutable que Charlotte essaya à travers son roman de rendre réel la fiction et de surpasser au-delà son talent d'écrivaine accomplie. Par exemple, Mary, Diana et St John Rivers ne sont en fait qu'une allusion à ses deux soeurs Emily et Anne, ainsi que son petit frère Branwell (qui avait un penchant pour l'alcool tout comme la geôlière Grace Poole). Autant d'échos et d'analogies qui se réverbèrent, faisant de Jane Eyre une possible autobiographie. Jane Eyre EST Charlotte, un personnage qui possédait un exceptionnel respect pour elle-même, une femme d'une grande noblesse d'âme pour qui la liberté féminine avait force de loi.
Jane Eyre dépasse de loin toutes nos attentes au démarrage de la lecture. Dès l'incipit, on se prend d'amitié pour cette petite Cosette anglo-saxonne maltraitée par sa tante. L'une des scènes phares du livre où la petite Jane est enfermée dans la chambre mortuaire de son défunt oncle est un sommet de climat anxiogène, si pesante et effrayante que Jane tombe "dans une sorte de syncope qui termina dans l'inconscience". L'écriture de Charlotte peut être aussi bien emprunte d'une riche et exceptionnelle poésie que de l'horreur la plus vraie. Ce qu'on aime dans le personnage de Jane Eyre, c'est sa droiture, son point de vue sur les mentalités, les moeurs, sa stricte displine. Pour elle, la richesse est superflue, et est un appât dont on doit se méfier : et pour passer par le bonheur et la passion, il faut vivre un durable calvaire qui débouchera sur la félicité. Du malheur naît le bonheur. Nous devons marcher sur des braises, nous emprunter de leurs brûlures et de leurs douleurs, comme pour ensuite être digne d'accéder au calme après la tempête. Chaque passage dans un lieu inconnu représente une écharde dans la main de Jane. Elle gravit le volcan de l'Enfer, entre une tante tyrannique, un directeur de pensionnat haineux et les tours que lui jouent son destin dans le domaine de Mr. Rochester. Sa vie, c'est un grand tour de montagnes russes où chaque boucle donne le vertige, où chaque impulsion avant une vrille provoque des débordements intérieurs incontrôlables. Heureusement, le tempérament et la niac de Jane lui font surmonter toutes ces épreuves. Presque surpuissante, elle sait déjà, enfant, ce qu'elle vaut et n'a pas besoin que Mr. Brocklehurst vienne lui citer la Bible et le passage sur le sort qu'on réserve aux mauvais enfants. Elle réussit donc à vivre dans son monde et semble s'être deja inculquée une certaine notion du bien et du mal.
Le roman est indéniablement emprunt d'une poésie très spleenienne, baignant dans un registre raffiné où la sensibilité de l'écriture, à fleur de peau, se noie dans l'empathie. Ce qu'on lit, on le ressent. Chaque détail a son importance : du tombé d'une feuille morte au rayon du soleil venant transpercer à coups d'épées la rosée du matin. On se représente très bien les personnages, Charlotte n'étant pas avare en descriptions. On aime se perdre dans les couloirs sombres du château, dans les plaines sauvages balayées par le vent des landes, dans les ciels marbrés de nuages blancs et gris. On s'étonne même d'avoir à faire à un simple livre et non pas à un film. La visualité est quasi cinématographique. Dans Jane Eyre, on touche, on sent, on voit, on goûte et on entend, un cocktail explosif des sens qui détonnera aux yeux du lecteur comme le moyen de se fondre dans un univers parallèle.
Mais noir et gothique, le roman l'est assurément aussi, noirceur qui est comme la marque de fabrique de la famille Brontë. Une mère qu'elle n'a jamais connu, un éditeur qui refusera toute sa vie de publier son roman The profesor, un petit frère qui sombre vite dans l'alcool, Charlotte traverse quelques dures épreuves de la vie et se décharge complètement dans sa fiction thérapeutique. Ses nombreuses sources d'inspiration démontrent sa grande culture générale : Bible, gazettes de sa région (dont l'article qui lui servit de point de départ à l'intrigue Rochester)... Et elle fait même figure de l'apprentissage de la langue française par le biais d'Adèle et de l'un des professeurs de Lowood, Mme Pierrot. Il est intéressant de voir comment une anglaise en 1847 se représente la France et les français, et le tableau qu'elle en peint n'est pas très flatteur. Paris est vu comme une ville libertine qui a conduit la Varens à l'adultère, Adèle (née en France) parait parfois très matérialiste lorsqu'elle exige de son père de lui ramener des cadeaux lors de ses voyages, et superficielle lorsqu'elle souhaite s'engager dans la même voie que sa mère (danser en tutu) plutôt que de s'étaler sur des problèmes mathématiques. La noirceur dans le roman atteint donc différents degrés : elle est moindre quand il s'agit pour Jane Eyre de simplement constater le monde qui l'entoure comme les aristorates qui viennent séjourner à Thornfield Hall (on rejoint les mêmes idées qu'Anne dans Agnès Grey), et plus prononcé lors des vagabondages solitaires de la pauvre Jane dans les landes après avoir quitté la propriété, un suicide de l'âme qui entraînera des conséquences irrémédiables.
Pour conclure sur cette analyse très succinte qui résume à mes yeux l'essentiel pour donner envie de lire ce roman, nous dirons que Jane Eyre est une véritable expérience sensorielle. Sa réputation d'être catégorisé comme l'un des plus beaux romans que l'Angleterre ait connu n'a rien d'exagérer. Flaubert disait même en définissant la joie que peut nous procurer la lecture d'un livre : "On ne songe à rien (...) les heures passent. On se promène immobile dans les pays que l'on croit voir, et votre pensée, s'enlaçant à la fiction, se forme dans les détails ou poursuit le contour des aventures. Elle se mêle aux personnages". On se sent "palpiter sous leurs costumes". Plus romantique et naturaliste qu'Emily, Charlotte n'en conserve pas moins une certaine austérité, une sobriété qui colle à la peau de son personnage, se faisant l'avocate de la morale, de la défense envers les laissés pour compte et de la bienséance au service de la justice divine. Bien que l'on soupçonnerait un côté ésotérique de par l'influence de la religion chez le personnage et l'écrivaine, Jane Eyre n'en reste pas moins une perle littéraire de cette ère victorienne anglaise qui permet à la fois de se plonger dans une histoire féministe et dans le passé aventureux de Charlotte ; un passé où les passions de l'âme n'ont jamais été aussi bien retransmises sur feuille grâce à la pensée. Et c'est en cela que l'on se rend compte que l'écriture est l'une des plus belles inventions que l'Homme ait inventé... et que la Femme ait si bien véhiculé.

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